Que sera la pharmacie traditionnelle chinoise* après être privée des médicaments d’origine animale? Suite à la controverse des cornes de rhinocéros et des os de tigre qui a abouti à la décision des Etats-Unis d’imposer des sanctions commerciales à Taiwan, en vertu de l’Amendement Pelly, l’office de la Santé publique de la République de Chine, s’efforçant de prévenir des disputes de ce genre à l’avenir, a demandé au corps médical chinois de restreindre la prescription de 13 autres ingrédients médicinaux à base d’animaux sauvages, comme la bile d’ours, les carapaces de tortue ou la peau d’éléphant.
La sinopharmacie(1) ou pharmacie traditionnelle chinoise est-elle victime des sanctions commerciales américaines conformes à l’Amendement Pelly? Comment le nombre grandissant des prohibitions de médicaments d’origine animale affecte-t-il la sinopharmacie traditionnelle vieille de milliers d’années et toujours fort révérée de nombreux Chinois? Comment l’ordre des médecins de la sinothérapie(2) ou de l’école médicale chinoise fait-il face à ce nouveau sujet du XXe siècle : la conservation écologique? La civilisation de la sinopharmacie est-elle vraiment un bourreau écologique?
« Va-t-on mourir si on ne prend pas des cornes de rhinocéros? » Depuis deux ans, des groupes étrangers de la conservation écologique se sont mis à accuser Taiwan d’être le « cimetière des rhinocéros ». Puis, en avril de cette année, Taiwan est devenue le premier pays contre lequel les Etats-Unis ont appliqué des sanctions commerciales pour des raisons écologiques. L’ordre des sinothérapeutes est alors devenu le souffre-douleur favori du public. Le docteur Huang Ming-teh, sinothérapeute, a dû faire face à ce problème.
Il est vrai que l’ordre des sinothérapeutes a subi diverses pressions et que certains se sont lamentés qu’on considérait la vie humaine d’une importance moindre que les rhinocéros et les tigres, mais les médecins traditionnels chinois pensent vraiment que l’interdiction des ingrédients d’origine animale affectera leur capacité de guérison. « Ce n’est pas une grande affaire. La perte de quelques ingrédients d’origine animale n’a pas beaucoup d’impact sur la capacité de la sinopharmacie pour soigner les maladies », dit-il.
La réponse immédiate est que ces ingrédients médicinaux d’origine animale composent une toute petite portion de ce que la sinopharmacie traditionnelle emploie, explique M. Chang Hsien-chang, professeur associé de (sino)pharmacognosie à l’école de médecine de Taipeh. Depuis toujours, les plantes ont constitué plus de 90% des ingrédients de la sinopharmacie. Avec l’immense liste de la sinopharmacopée non frappée par une interdiction, il n’est pas difficile de trouver un substitut ayant le même effet.
Soit par exemple les cornes de rhinocéros qui jouent le rôle essentiel dans le drame de l’Amendement Pelly. Si un cachet d’aspirine coûte 10 yuans taiwanais, les patients en prendront un avec la meilleure volonté du monde. Est-ce bien nécessaire de prendre de la poudre de cornes de rhinocéros pour combattre une fièvre? Et même pour un sinothérapeute, une telle prescription trahit son ignorance. Parmi les nombreux substituts, il y a le bouillon de rhizomes de puéraire (ou ke-ken tang [葛根湯, gegen tang]), à environ 15 yuans taiwanais le bol. Aucun sinothérapeute ne prescrit à un patient une dose de cornes de rhinocéros d’une valeur de 5 000 yuans taiwanais pour soigner une fièvre.
Quant aux rares ingrédients médicinaux d’origine animale, comme les cornes de rhinocéros ou les os de tigre, les sinothérapeutes les ont pratiquement bannis eux-mêmes de leurs ordonnances. Cette interdiction internationale ne porte donc pas un grand préjudice, dit le docteur Huang Ming-teh en souriant. A l’origine, on faisait peu d’affaires avec les cornes de rhinocéros à Taiwan, et si l’agence britannique d’enquêtes sur l’environnement n’avait pas attaqué Taiwan, leur prix n’aurait jamais été aussi élevé. Selon les archives de l’hôpital de l’école de médecine de Chine, près d’un million de patients se sont rendus en consultation dans cet hôpital de sinothérapie au cours des quatre ans précédant l’interdiction. On n’y a délivré que 100 grammes de cornes de rhinocéros en poudre. Si Taiwan dispose de dizaines de tonnes de cornes de rhinocéros, comme le prétend l’organisme britannique, il faudra plusieurs générations avant que ce fond ne soit épuisé. Comment les établissements hospitaliers chinois pourraient-ils de bonne foi thésauriser tant de cornes de rhinocéros pour faire si peu de bénéfice?
« Un ingrédient médicinal doit être abondant et bon marché. Il ne peut être rare et onéreux. Ce n’est pas une collection d’antiquités », dit M. Li Chung-liang, de l’hôpital de sinothérapie Koutaotang. Comme les cornes de rhinocéros ont longtemps été un ingrédient onéreux, il est normal qu’elles soient délivrées avec parcimonie en médecine chinoise.
Les remèdes de la sinopharmacie sont tous issus du monde naturel et sont limités par divers facteurs, tels que leur étendue géographique. Contrairement à la pharmacie occidentale qui est déterminée par des facteurs de production, le réassortiment de la sinopharmacie n’est pas stable. Les problèmes de fourniture d’ingrédients médicinaux chinois n’ont rien de nouveau puisqu’ils existent depuis plusieurs milliers d’années. De nombreuses plantes ont été découvertes pour avoir les mêmes effets que celles en rupture de stock. Et les herbes ayant des propriétés plus efficaces remplaceront les précédentes dans une prescription analogue.
Il y a plus de 80 000 ordonnances répétoriées dans les livres de référence sinopharmacologique, mais seulement plusieurs centaines sont d’un usage courant. Quant au reste, maintes prescriptions n’existent plus que de nom. Parmi les 13 ingrédients interdits de la liste récemment publiée par l’office de la Santé publique, le foie de loutre, la peau d’éléphant ou la bile d’ours ont rarement été prescrits depuis bien longtemps déjà.
Et un bon praticien de sinothérapie n’est guère touché par la quantité disponible de ces ingrédients, explique le docteur Huang Ming-teh. La conception de la médecine traditionnelle chinoise est très différente de celle de la médecine occidentale. Deux personnes atteintes d’un même mal reçoivent souvent de leur médecin chinois (sinothérapeute) une prescription différente. Ce dernier considère la personne dans son ensemble. Si quelqu’un a des cors et des hémorroïdes, le médecin chinois ne le traitera pas seulement pour ces deux maux, dit M. Li Chong-liang en souriant. A la place, il diagnostiquera, pour user de la terminologie moderne, que le système d’immunisation du patient a des faiblesses. En conséquence, les ingrédients médicinaux chinois sont rarement prescrits pour un combat simple contre un virus ou une lésion. Les remèdes prescrits joueront un des quatre rôles différents du roi, du ministre, de l’assistant ou du guide. En fonction à la fois des particularités de la maladie et de la constitution du patient que caractérise « une carence ou un excès » ou encore « un chaud ou un froid », le médecin composera son ordonnance.
Ainsi, les os de tigre qui, de même que les cornes de rhinocéros, ont été la cause de violentes diatribes contre Taiwan par l’agence britannique d’enquêtes sur l’environnement sont généralement employés en combinaison avec treize autres ingrédients médicinaux dans le « brouet d’os de tigre à la papaye » (ou mou-koua hou-kou tsieou [木瓜虎骨酒, mugua hugu jiu]). Le breuvage est excellent pour les tendons et les os et il calme l’endolorissement des muscles dans le bas du corps. Mais en sinopharmacie où les os de tigre sont employés pour leur forte teneur en gelatine, beaucoup d’autres ingrédients peuvent les remplacer. Telles les plantes, comme l’achyrante bidentée (ou tchouan nieou-chi [川牛膝, chuan niuxi]), les rhizomes de gastrodie (ou tien-ma [天麻, tianma]), l’écorce d’acanthopanax (ou ou-tchia-pi [五加皮, wujiapi]) et les racines de cardère (ou tchouan chu-touan [川續斷, chuan xuduan]), peuvent toutes remplacer les os de tigre sans nullement réduire l’efficacité du breuvage.
En novembre 1993, séjour à Taiwan de Mister Rhino, Michael Werikhe, citoyen kényan faisant campagne dans les divers pays du monde pour la sauvegarde des rhinocéros.
Un bon sinothérapeute n’insiste pas sur les ordonnances classiques, dit M. Li Chung-liang. Du moment que l’ingrédient interdit n’est pas pris pour lui-même, sa perte ne saurait causer trop de problèmes. Et en médecine chinoise, moins de 5% d’ingrédients médicinaux sont prescrits seuls. « Personne n’aura amassé des cornes de rhinocéros pour en manger un peu sans raison précise », lance-t-il.
Tandis que les sinothérapeutes ne se font pas de souci quant à l’avenir, les revendeurs de médicaments chinois sont plus inquiets. La médecine traditionnelle chinoise prône bien la théorie que l’alimentation et le remède ont la même origine, mais de là, les sinothérapeutes et les sinopharmaciens ont pris une toute autre voie. Et lorsque les patients choisissent des remèdes chinois pour se soigner, ils ne se restreignent pas aux seules recommandations de leur médecin. Les patients peuvent croire à l’idée préconçue qu’« on obtient ce qu’on mange » (comme un peu plus de virilité en mangeant du pénis de tigre). Cette croyance dans les médicaments traditionnels chinois existe aussi sous d’autres latitudes.
C’est ainsi que les gens absorbent encore, quoiqu’en quantité décroissante, des produits issus d’animaux d’espèce en danger (tels que le venin du bongare, le pénis de tigre ou la bile d’ours) que les médecins chinois ne prescrivent jamais ou très rarement ou bien considèrent comme ne convenant pas à tout le monde.
Les sinopharmacies sont après tout une exploitation commerciale qui vend des médicaments. Comme les ingrédients médicinaux d’origine animale sont onéreux, ils peuvent leur substituer les propriétés curatives de médicaments rares et chers tout en s’offrant des marges bénéficiaires plus grandes.
Puis, il y a le problème que le remède chinois est souvent le médicament de dernier ressort. M. Teng Fang-nan, directeur de l’Association des herboristes chinois (sinopharmaciens) de Taipeh, explique que les patients se tournent souvent vers les médicaments chinois quand la pharmacie occidentale ne produit plus aucun effet sur eux. Pour attirer la clientèle, les sinopharmacies font une publicité tapageuse pour des remèdes précieux afin de traiter un mal en phase terminale. Par exemple, la « poudre des cinq trésors » (du musc, de la bile d’ours, du bézoard de buffle, de l’ambre et des perles), ou ou-pao san [五寶散, wubao san], est utilisée pour soigner le cancer. Comme ces médicaments sont très chers, l’interdiction de vendre du musc ou de la bile d’ours aura naturellement un effet sur les ventes brutes de ces négoces. M. Chang Hong-jen, spécialiste général à l’office de la Santé publique, soutient que l’action la plus urgente de l’office est de modifier la croyance d’une minorité de gens que les choses les plus rares seraient les meilleures.
Manifestation à Taipeh des Amis des bêtes contre le massacre des animaux dans le monde.
Mais beaucoup de médecins de la tradition chinoise soulignent que 90% des ingrédients si précieux mis en avant par les sinopharmaciens, en particulier les ingrédients médicinaux rares, sont en fait des impostures.
M. Chang Hsien-che, professeur à l’école de médecine de Chine, dit qu’avant l’interdiction prononcée sur les os de tigre, une analyse à l’acide désoxyribonucléique (ADN) aurait démontré que moins de 5% des os de tigre commercialisés dans les villes ne contiennent du véritable produit marqué tandis qu’on n’en trouve pratiquement aucune trace à la campagne. Quant à la bile d’ours, c’est de la bile de bœuf ou de porc dans une proportion d’environ 80%. Lorsque l’affaire des cornes de rhinocéros a atteint son paroxysme, la plupart des « poudres de cornes de rhinocéros » ont bien pu être des cornes de buffle d’eau moulues. Pendant qu’il est vrai que de nombreuses personnes ont le sentiment que les produits médicinaux chinois en font accroire, M. Chang Hsien-che fait remarquer que les denrées falsifiées ont une longue histoire en pharmacie traditionnelle chinoise, car, en cas de rupture de stock, il était très facile de prendre d’autres ingrédients de substitution. Et on a même cliniquement prouvé l’efficacité de ces remèdes factices.
Avant que la médecine occidentale ne parvienne en Chine, les cornes de buffle remplaçaient souvent les cornes de rhinocéros onéreuses comme fébrifuge. Des analyses chimiques et des examens cliniques ont été effectués sur le buffle d’eau en Chine continentale où on l’a inscrit dans des ouvrages de médecine chinoise de référence.
M. Chang Hsien-che explique que le nom même des médicaments chinois ne doit pas être pris trop souvent au pied de la lettre puisqu’il désigne quelque chose par analogie. Ainsi, l’office de la Santé publique a décidé d’interdire les « os de léopard ». Mais il n’y a pas ce terme en sinopharmacie, car ces os sont également appelés os de tigre. Aussi les os de tigre vendus au marché noir peuvent ainsi se diviser en véritables « os de tigre », comprenant les os de tigre, de léopard ou de lion, et diverses autres impostures, comme les os de bœuf, de cheval, de porc et de chien.
A Taiwan, les os de chèvre ont quelque faveur auprès du public. « Il faut un peu réfléchir. Dans le temps, un kin [livre chinoise, env. 600 grammes] d’os de tigre coûtait 16 000 yuans taiwanais, soit cent fois plus cher que des os de chèvre. Pour guérir l’arthrite et les rhumatismes, il faut en prendre plusieurs kin. Qui peut donc se payer un tel traitement? » demande M. Chang Hsien-che.
De plus, la terminologie a un puissant effet psychologique. Par exemple, le « breuvage des quatre esprits » se compose d’un ingrédient appelé tigre blanc, mais bien sûr il ne s’agit pas de tigre blanc. Les « os de dragon » ne sont pas non plus issus d’os de dinosaure. Mais psychologiquement, le terme os de dragon a plus d’effet qu’os de porc ou de chien.
Il y a deux ans, avant que l’office de la Santé publique ne se décidât à interdire les os de tigre, il avait pensé à redéfinir ces nombreuses denrées qui n’étaient pas ce qu’elles prétendaient être, de sorte que la vente de produits falsifiés (os de chèvre ou cornes de buffle) ne soit pas affectée, et les sinopharmacies auraient été épargnées d’une double malchance. Mais, à ce moment-là, on a jugé cela trop compliqué pour la compréhension de la plupart des gens, dit M. Chang Hsien-che. Alors, survint l’interdiction totale sans faire aucune distinction. En conséquence, lorsqu’un profane aperçoit de la poudre, il croit aussitôt que c’est de la poudre de cornes de rhinocéros et, quand il voit des os, il pense aux os de tigre. A la lumière de la nouvelle situation, la plupart des sinothérapeutes estiment qu’on devrait appeler les ingrédients par leur véritable terminologie.
Laissée par le cirque russe, cette lionne commencera une nouvelle vie dans le zoo.
Aujourd’hui, il y a un grand débat sur le destin de nombreux remèdes chinois frappés par l’interdiction avant d’être rebaptisés par leur vrai nom. Que l’interdiction ait un effet réel ou simplement psychologique sur l’ordre des sinothérapeutes, il doit tout de même y avoir une bonne raison pour interdire un médicament, dit M. Huang Ming-teh. Les pays démocratiques n’ont jamais interdit des médicaments qui ne causaient pas de préjudice à la population. Il sait que l’office de la Santé publique a ses propres embarras, mais le corps médical ne souhaite pas voir des interdictions frappant au hasard et d’une manière illogique. L’Etat doit éclaircir ce cas pour convaincre le public; il ne peut pas simplement interdire l’usage de tous les ingrédients d’origine animale pour les beaux yeux de quelques groupes écologiques internationaux. Quand on interdit la vente de remèdes utilisés pendant des milliers d’années, il faut en donner les raisons suffisantes.
Quelques médecins citent le musc à propos de leur divergence d’opinion suite à l’interdiction de l’office de la Santé publique. Le musc est une secrétion du nombril du muntjac. En pharmacie traditionnelle chinoise, il joue le rôle important d’excipient, aidant le remède à se répandre dans le corps du patient, comme un hing-k’i [行氣, xingqi], un agent de la circulation. Comme beaucoup de remèdes dépendent du musc pour produire leur plein effet, il est actuellement utilisé en grande quantité.
Mais le problème ne réside pas dans la quantité utilisée, dit M. Chang Hsien-che qui ne se plaint pas de l’interdiction contre les cornes de rhinocéros et les os de tigre parce que ces deux animaux sont réellement menacés d’extinction. Quant au musc qui sert en grande quantité en sinopharmacie, il explique qu’il existe à présent des élevages de muntjacs et qu’on en obtient du musc sans nullement porter atteinte à l’animal. Aussi ne voit-il aucune justification logique à son interdiction.
Puis, il passe à un autre ingrédient également frappé d’interdiction, la carapace de tortue. Actuellement, il existe trois espèces de tortues qui font l’objet d’efforts de conservation, mais toutes sont des tortues marines. Or, il y a près de 40 espèces de tortues utilisées en pharmacie traditionnelle chinoise, dont la plupart sont des tortues terrestres. Beaucoup de tortues terrestres peuvent vivre en captivité. Dans quelques pays d’Amérique du Sud, il y a même une coutume : la consommation de la viande de tortue. Aussi s’oppose-t-il à l’interdiction, à moins qu’on n’en empêche également la consommation. Le corps médical de l’école chinoise considère qu’il y a beaucoup de zones d’ombre dans l’interdiction des ingrédients médicinaux d’origine animale, mais les écologistes estiment que ceux du milieu sinopharmaceutique n’ont pas une conception claire des catégories de remèdes, explique M. Jay Fang, secrétaire général de la Fondation des consommateurs verts. Maintes sinopharmacies n’ont aucune preuve des propriétés de leurs remèdes ni des origines de leur production. Et comme la Chine continentale s’efforce d’augmenter sa production de musc, le nombre des bêtes n’est pas important. Qui peut affirmer si le musc utilisé en sinopharmacie provient d’un cervidé sauvage ou domestiqué?
Selon la rumeur, les groupes écologistes occidentaux sont sur le point de lancer une campagne contre l’usage de la bile d’ours. Les négociants en sinopharmacie soulignent que la Chine continentale a déjà mis sur pied une formule d’élevage d’ours dont la bile peut être ponctionnée de l’animal vivant sans devoir le tuer. Il n’est donc plus nécessaire de tuer un ours pour en extraire de la bile. Toutefois, M. Lu Kuang-yang, professeur de biologie de l’université nationale normale de Taiwan qui a observé l’élevage d’ours en Chine continentale, explique qu’il faut ponctionner les ours pendant des mois et des années. Et pour empêcher toute résistance de l’animal, on le place dans une cage étroite où il n’a pas d’espace pour se mouvoir et s’allonger. « Cette méthode est barbare. C’est immoral! » s’exclame-t-il.
M. Chang Hong-jen rappelle la Suède comme exemple. La loi suédoise exige que les camions transportant les cochons à l’abattoir ne puissent pas en prendre plus d’un certain nombre. Des recherches ont démontré que, si les porcs sont entassés dans un camion, leur cerveau dégage un enzyme qui les rend plus nerveux et moins heureux.
Aujourd’hui en Occident où les animaux « jouissent d’excellents avantages sociaux », si la qualité de leur élevage n’est pas acceptable pour l’abattage, fait remarquer M. Chang Hong-jen, les services de la Santé publique peuvent ordonner la fermeture provisoire de l’exploitation.
D’après M. Lu Kuang-yang, bien que les ingrédients, comme le musc de muntjac, la carapace de tortue, les parcelles de phrynosome, proviennent des animaux protégés, les associations de sinothérapeutes et de sinopharmaciens pourraient parfaitement effectuer des contrôles si l’origine de ces ingrédients était une information sûre, pendant que l’office du Commerce extérieur qui examine toutes les importations et appose sur les ingrédients médicinaux un cachet de légitimité en empêcherait la contrebande. Et avec des règles complètes du jeu, il ne pourra pas refuser après un contrôle strict les ingrédients médicinaux à base d’animaux non protégés qui sont utilisés en quantité limitée.
Mais en l’absence actuelle d’un système général de contrôle, les écologistes sont d’accord avec la dernière mesure de l’office de la Santé publique d’une interdiction totale temporaire des ingrédients médicinaux à base d’animaux protégés. Autrement il se présenterait un cas où une formule légale cacherait une illégalité. Si on observe attentivement le désordre qui règne sur le marché de la pharmacie traditionnelle chinoise, on constate que l’inexistence d’un contrôle intérieur sur les médicaments chinois est assurément un facteur important.
Il y a trois ans, les écologistes étrangers et les zoologistes taiwanais ont mené une étude sur les cornes de rhinocéros, selon laquelle la région de Taiwan en possède une réserve de dix tonnes. Quoique ces enquêtes ne soient pas familiarisées à la sinopharmacie, certains se sont fiés aux conclusions de l’étude, ce malgré leur réfutation par l’office de la Santé publique et la commission d’Etat de l’Agriculture qui n’ont pas pu faire valoir leurs propres chiffres.
L’office de la Santé publique maintient que les ingrédients de substitution peuvent mettre en danger la santé de la population et qu’il est nécessaire d’en enregistrer tous les contrôles. M. Teng Che-ming, président de l’unité de recherches (sino)pharmacologiques de l’université nationale de Taiwan, affirme que cette surveillance va bien au-delà des préoccupations écologiques et qu’elle est nécessaire pour assurer la qualité des ingrédients médicinaux. En plus des remèdes chinois qui sont fabriqués scientifiquement, il devrait y avoir de sévères inspections des ingrédients médicinaux naturels. Sinon, les négociants en sinopharmacie feront tout simplement ce qu’ils veulent, et les patients ne sauront plus ce qu’ils absorbent. Au nom du développement à long terme de la pharmacie traditionnelle chinoise, il faut donc mener à bien ces actions auxquelles une interdiction totale ne fournira pas une alternative.
En vérité, même si les cornes de rhinocéros, les os de tigre et tous les ingrédients d’origine animale ont des substituts, cela ne signifie pas que ces ingrédients sont sans valeur. Aujourd’hui, les médicaments occidentaux qui contiennent des ingrédients purs, efficaces et précis ont pris le pas dans le courant pharmaceutique. Mais les médicaments et la science de l’Occident ne peuvent encore guérir toutes les maladies, et ces médicaments ont fréquemment des effets secondaires. En conséquence, une plus grande attention doit être portée sur la sinopharmacie. L’Organisation mondiale de la Santé a établi 30 centres sinopharmaceutiques à travers le monde.
Bien qu’on essaie d’extraire des ingrédients actifs de remèdes traditionnels chinois et de les intégrer synthétiquement dans la pharmacie occidentale (ce qui réduit la consommation d’ingrédients médicinaux naturels), une telle entreprise est à l’heure actuelle difficile. Mais au moins quelques mesures auront été prises, dit M. Teng Che-ming. Elles comprennent « les analyses des composants et la conservation des résultats d’examens cliniques concernant les différences entre les remèdes originaux et leurs substituts et les effets de chaque composant. »
Dans le temps, les ressources financières nationales allouées à la recherche sinothérapeutique étaient très limitées. M. Chen Chieh-fu, professeur de pharmacologie de l’école nationale de médecine Yang Ming à Taipeh, dit que ces recherches sur les ingrédients d’origine animale sont peu développées, ce qui jette un doute sur l’efficacité des remèdes chinois. Un zoologiste ose demander : « Les cornes de rhinocéros et la bile d’ours sont-elles vraiment des médicaments? » Le fait est que, ces dernières années, la Chine continentale et Hongkong ont procédé à des expériences cliniques sur les cornes de rhinocéros. Elles ont prouvé qu’elle réduisait le risque de thrombose et les symptômes de la méningite. Cependant, les recherches effectuées à Hongkong ou en Chine continentale sont non seulement absentes à Taiwan, mais elles sont aussi dénigrées par l’ordre des sinothérapeutes de Taiwan. S’il n’y a pas moyen d’apporter des preuves scientifiques de l’efficacité des remèdes chinois quand la population d’nimaux est en grave déclin et que d’autres réclament des interdictions, la sinopharmacie traditionnelle aura du mal à se faire une place.
Jeune orang-outan né à Taiwan, mais destiné à la vie sauvage en retournant dans les forêts indonésiennes, les origines de sa race.
Peut-être cette crise représente-t-elle un point crucial. Le corps médical traditionnel chinois possède aussi des praticiens qui font des recherches personnelles sur des remèdes liés aux cornes de buffle. Dernièrement, des négociants de médicaments chinois ont demandé que l’office de la Santé publique ou la commission d’Etat de l’Agriculture fournisse des photographies de carapaces des trois espèces protégées de tortues marines. Ils proclament leur intention de respecter les règlements et de ne pas importer des produits issus de ces trois espèces.
Dès que le différend public sur les cornes de rhinocéros et les os de tigre a éclaté, tout le monde s’est plongé dedans. Mais beaucoup de sinothérapeutes semblaient eux-mêmes avoir oublié que la pharmacie chinoise se rattachait à la nature à un degré encore plus fort que ne le montre le mouvement écologique d’aujourd’hui.
« La sinopharmacie traditionnelle a répugné à faire des remèdes à base d’oiseaux et de bêtes qui, croit-on, renferment des esprits », dit M. Li Chung-liang en expliquant pourquoi les animaux sont rarement utilisés en pharmacie chinoise. Et tout au long de son histoire, les ouvrages de référence ont généralement découragé la consommation d’animaux.
Un médecin de la dynastie de Han, Tchang Tchong-king, dans son ouvrage Ts’ien Kin Yao Fang [千金藥方, qian jin yao fang], a exprimé ce principe général à ceux qui désiraient étudier la médecine : « Si tu tues pour sauver une vie, tu t’éloignes beaucoup de l’esprit de la vie,... Si tu achètes de la viande au marché, cela n’a pas d’importance. Mais le mieux est de ne pas le faire. » Ainsi, les grands médecins ne prescrivent pas de remèdes à base d’animaux morts ou vivants.
Est-ce la raison pour laquelle beaucoup de sinothérapeutes pensent que l’interdiction de l’office de la Santé publique concernant l’usage de quelques ingrédients issus d’une douzaine d’animaux ne les touche pas vraiment?
Chang Ching-ju
(V.F., Jean de Sandt)
Photographies de Chen Mei-ling.
* En Chine, la médecine et la pharmacie, sœurs jumelles, possèdent en commun une très forte tradition qui est toute spécifique. Aussi une terminologie plus précise est-elle nécessaire, notamment dans ce texte qui traite justement des problèmes qui se posent plus particulièrement à ces deux sciences chinoises. Cela l’est d’autant plus qu’il existe à Taiwan une double entité au sein même de la médecine et de la pharmacie. En effet, l’ordre des médecins de la République de Chine se compose de deux entités distinctes dont les membres ont une qualification et un statut équivalents au regard de la loi : l’une étant l’ordre des médecins pratiquant la médecine occidentale (disciples d’Esculape) et l’autre étant l’ordre des médecins pratiquant la médecine chinoise (disciples de Chen Nong). Les médecins de ses deux écoles exercent donc à titre égal en République de Chine à Taiwan, ainsi que les établissements hospitaliers et pharmaceutiques qui répondent également aux mêmes doubles critères. (NDLR)
(1) Sinopharmacie (n.f.). Néologisme désignant la science des remèdes et médicaments élaborés selon la tradition, la philosophie et les conceptions essentiellement chinoises. Ce terme désigne aussi l’officine où se préparent, se distribuent, se vendent les médicaments selon la tradition chinoise. Ce local est souvent dénommé herboristerie chinoise (cf. article précédent), mais il est évident que les remèdes chinois ne sont pas uniquement d’origine végétale, mais aussi d’origine animale, comme ceux dont traite le texte. Par dérivation, le sinopharmacien (n.m.) est la personne (diplômée en République de Chine) qui tient une telle officine, dispense et vend des remèdes préparés selon la tradition chinoise; sinopharmaceutique (adj.) désigne tout ce qui est relatif à la sinopharmacie ou au sinopharmacien. Par extension, la sinopharmacologie (n.f.), la sinopharmacognosie (n.f.) et la sinopharmacodynamie (n.f.) désignent, dans l’acception homologue de leur élément morphologique directeur, les études plus spécifiques de cette science chinoise. La sinopharmacopée est le codex des remèdes des médicaments chinois qui ne semblent pas inclus dans le Codex international et dont la nomenclature traditionnelle est toute particulière. [De l’élément sino-, chinois (du grec Sina, du chinois Ts’in (Qin), le premier empire de Chine) + -pharmacie, du grec pharmakeia, radical pharmakon, remède, poison.] (NDLR)
(2) Sinothérapie (n.f.). Néologisme désignant une partie de la médecine universelle qu’est l’art de traiter, guérir et prévenir les maladies selon les principes de la tradition médicale chinoise. Elle coexiste à Taiwan avec la médecine occidentale. Par dérivation, le sinothérapeute (n.m.) est le praticien en sinothérapie; sinothérapeutique (adj.) désigne tout ce qui est relatif à la sinothérapie ou au sinothérapeute. [De l’élément sino-, chinois (du grec Sina, du chinois Ts’in (Qin), le premier empire de Chine) + -thérapie, médecine, du grec therapeia, soin cure.] (NDLR)
Note : Les termes français sinothérapie et sinopharmacie entendent également traduire avec autant de précision que de concision la terminologie chinoise, respectivement tchong-yi [中醫, zhongyi] et tchong-yao [中藥 , zhongyao]. Il en est de même des termes dérivés. (NDLR)